Carouge

Le courage de la tolérance

En 1754, Genève cède tous ces droits sur les terres carougeoises à la monarchie sarde dans le cadre des nombreux échanges territoriaux codifiés dans le Traité de Turin. Pour concurrencer la Genève prospère le roi de Sardaigne va alors transformer le hameau de Carouge situé sur la rive gauche de l’Arve en une ville dans laquelle va se développer l’esprit de tolérance déjà en vigueur, alors que les habitants de Carouge sont majoritairement catholiques.

Le Traité de Turin reconnaît aux protestants le droit de rester à Carouge pendant 25 ans, date à laquelle ils devront se convertir ou partir, mais au terme du temps de tolérance…le roi les autorise à rester, peut-être aussi par réalisme économique. Ils ont le droit d’avoir un pasteur pour présider leur culte – mais celui-ci ne doit pas appartenir à la Compagnie des pasteurs de Genève mais venir du canton de Berne réformé (sic !) – et un Consistoire.

Bientôt le roi de Sardaigne va miser sur l’attrait des foires annuelles et des marchés hebdomadaires qu’il instaure avec succès et que se multiplient auberges et cafés, avant de promouvoir Carouge ville royale en 1786. Le graveur Chaponnier cisèle le blason de Carouge : un arbre symbole de la ville qui s’épanouit sous la protection d’un lion qui n’est autre que le pouvoir royal. Alors que Genève compte 25000 âmes, Carouge en compte environ 3200 ; elle est la première ville à accorder les mêmes droits civiques et politiques à ses habitants, qu’ils soient catholiques, protestants ou juifs.

Tandis que partout dans le royaume les hérétiques sont hors la loi, le temple (voir Temple de Carouge) et la synagogue deviennent des symboles de tolérance, tout comme le développement architectural de la ville, expressément voulu sans fortifications ni enceinte par le roi de Sardaigne Victor-Amédée III, petit-fils de Victor-Amédée II, le persécuteur des Vaudois du Piémont un siècle plus tôt.

En 1790, sur une population totale de 3500 personnes, on compte 1050 protestants venus surtout de France mais aussi des vallées vaudoises du Piémont et des cantons suisses plutôt que de Genève.

Toutes les pratiques publiques religieuses sont interdites lorsque Carouge et la Savoie sont occupées par les révolutionnaires français deux ans plus tard, toutefois les fidèles poursuivent la célébration des cultes et des messes dans des lieux privés.

Trois décennies plus tard, Carouge est courtement rétrocédée au Piémont, avant d’être officiellement réunie au canton de Genève en 1816 (voir Château de Lancy).

Développement historique

Des décisions politiques, mais pas seulement 

Le destin de Carouge se joue une nouvelle fois au cours des congrès diplomatiques visant à redéfinir les frontières après la tourmente qui a bouleversé toute l’Europe suite à la Révolution française. C’est ainsi que la Savoie va devoir céder plusieurs de ses terres de la région, notamment celle de Carouge, à Genève qui veut des frontières politiques sûres pour devenir un canton suisse. Pragmatiques, les parties en présence s’accordent toutefois pour faire de la Haute-Savoie et d’une partie de la Savoie une zone franche de près de 200 km2 dite zone sarde correspondant à la réalité économique de la région. Notons que celle-ci est encore en vigueur au XXIe siècle (voir Neydens).

Le rattachement de Carouge à Genève, événement lourd de conséquences, est vécu sans enthousiasme par Carouge alors contrainte de collaborer avec son ancienne rivale, malgré l’opposition de certains de ses élus qui vont jusqu’à démissionner, permettant ainsi à Louis de Montfalcon (1759- 1831) d’accéder à la charge de premier maire de Carouge devenue suisse. Membre d’une famille catholique originaire de Savoie, Louis de Montfalcon, notaire royal pendant la période sarde, joue déjà à cette époque un rôle important en particulier dans la vie religieuse de Carouge. En effet, alors que les cultes publics sont interdits par les occupants révolutionnaires, l’élu Louis de Montfalcon, s’engage financièrement pour leur rétablissement en privé. Notons aussi que lorsqu’il s’agira de choisir l’emplacement définitif du Temple, (voir Temple de Carouge) il soutiendra l’idée de mettre sur pied d’égalité les deux lieux de cultes protestant et catholique et qu’il sera un des premiers catholiques à se voir confier un mandat de conseiller d’Etat de Genève, mandat qu’il gardera de 1817 jusqu’à son décès en 1831.

Rappelons aussi le rôle important joué près d’un demi-siècle auparavant, alors que le roi Victor-Amédée III mise sur la tolérance pour développer Carouge, par Pierre-Claude de la Fléchère, comte de Veyrier (décédé en 1790). Membre d’une très ancienne famille de la noblesse savoyarde catholique, il s’engage aussi résolument sur cette voie, en mettant sa demeure seigneuriale carougeoise à disposition des résidents juifs pour en faire leur synagogue. Notons que la Grande Synagogue de Genève ne sera construite que 60 années plus tard.

Homme résolument en avance sur son temps, Pierre-Claude de la Fléchère décède avant de pouvoir concrétiser son dernier vœu : construire une mosquée à Carouge afin d’y faire venir des musulmans.

A cette époque plus de la moitié des habitants de Carouge viennent de France, un quart de Savoie ou du Piémont, 8% d’Allemagne, 6,5% de Genève et 5,5% des cantons confédérés.

Artistes, artisans, commerçants carougeois ont assez souvent des racines huguenotes … mais aussi d’autres liens

Suite à la Révocation de l’Edit de Nantes, beaucoup d’orpailleurs originaires des Cévennes et de l’Ardèche arrivent dans la région et se fixent souvent sur les bords de l’Arve. D’autres réfugiés, tels les sieurs Viersat et Chossat, maîtres d’école élémentaire à Carouge, exercent souvent un deuxième métier, car ils ne reçoivent qu’un petit salaire. C’est ainsi que des tanneries fonctionnent déjà à cette époque près de l’Arve à l’initiative d’Etienne Chossat arrivé avec son fils alors âgé d’un an.

Comme d’autres artisans natifs ou habitants de Genève, les sieurs Viersat et Chossat, n’ont pas été reçus à la bourgeoisie de leur ville d’accueil et par conséquent n’ont pas de droits politiques. Honoré Blavignac, descendant de réfugiés huguenots venus de Nîmes, introduit la fabrication de la faïence à Genève, puis son fils Antoine (1740-1809) la développe avec succès à Carouge en créant par exemple boîtes en émail, tabatières, étuis de montres, ou encore cassettes à bijoux.

Sous l’occupation française, Louis Herpin, intendant de l’armée napoléonienne, fait appel à deux des meilleurs artisans de la déjà renommée manufacture de porcelaine de Nyon, Abraham Baylon (1778-1829), puis Jacob Dortu (1749-1819), tous deux descendants de réfugiés huguenots et artisans particulièrement doués qui créeront leur propre faïencerie par la suite, recrutant leurs ouvriers sans distinction de religion en Savoie et à Carouge. Suivra une véritable dynastie de Baylon qui gardera jalousement les secrets de la fabrication familiale pour la création d’œuvres dont la finesse des décors et des couleurs réalisées ne sera jamais égalée et qui font la fierté de nombreux musées, notamment de celui de Carouge.

A la même époque, Carouge tisse des liens réguliers avec une communauté d’émigrants italiens : les figuristes ou fabricants et marchands itinérants de statuettes moulées en plâtre. Ces artisans viennent des villages voisins de Lucca (Italie), la ville d’origine des familles patriciennes venues se réfugier dans la Genève réformée (voir Landecy et Agrippa d’Aubigné).

Le moulage en plâtre des sculptures célèbres est alors à la mode dans la bonne société genevoise ; la Société des Arts qui vient d’être créée (voir Palais Eynard et Palais de l’Athénée) s’y intéresse aussi afin de constituer une collection dans le but de développer le goût de ses étudiants et de former le grand public aux œuvres d’art. Les figuristes italiens arrivent seuls ou en compagnia, logent plus ou moins longtemps à Carouge selon le type d’apprentissage qu’ils suivent dans les nombreux ateliers que les premiers arrivants ont créés. Après leur formation, ils poursuivent souvent leur chemin en direction de l’Europe. Toutefois, certains d’entre eux s’installent définitivement à Carouge, et leurs descendants se perfectionnent souvent à l’École des Beaux-Arts de Genève.

N.B. voir ci-contre l’image de l’œuvre d’art Cosmos, symbole de reconnaissance aux immigrants italiens pour leur rôle dans la construction de la ville de Carouge (place de Sardaigne)

Mentionnons encore l’association étonnante entre un membre d’une ancienne famille noble savoyarde et un membre d’une famille en provenance du Dauphiné reçue un siècle auparavant à la bourgeoisie de Genève et qui sont à l’origine d’une des plus importantes filatures de coton de l’époque : le catholique Alexis Foncet de Montailleur et le protestant Jacques Odier-Chevrier installent une filature de coton dans un vaste bâtiment proche de l’Arve. Tout l’équipement fonctionne grâce à une gigantesque roue à eau de 12 mètres de diamètre. Les conditions de travail sont pénibles pour la main d’œuvre (env. 600 personnes) qui reçoit un maigre salaire. Les affaires péricliteront une dizaine d’années plus tard et Foncet de Montailleur, par ailleurs opposé à la réunion de Carouge au canton de Genève, décidera alors de déplacer son entreprise en Savoie.

En 1925 sur la Place du Rondeau de Carouge, jadis une des entrées principales de la ville, un monument célébrant le rattachement en 1816 de Carouge et des 23 autres communes dites Communes Réunies à Genève est enfin inauguré. Dans une atmosphère de fête et accompagnés par la fanfare, le Président de la Confédération suisse, des conseillers fédéraux et cantonaux, les Carougeois avec leurs autorités sont tous venus pour la cérémonie de dévoilement de la monumentale œuvre d’art de l’enfant de Carouge, James Vibert (1872-1942) et des frères Bianchi, marbriers du lieu également.

Taillé dans un imposant bloc de marbre de 41 tonnes, le monument apparaît aux yeux de la foule enthousiaste et émue par l’impression de calme et de confiance qu’il dégage. En 1925, contrairement à certains de leurs ancêtres sardes et français, les Carougeois sont devenus fiers de leur appartenance à la Suisse.

Depuis cet événement empreint de solennité, Genevois et Carougeois empruntent quotidiennement le pont sur l’Arve – jadis symbole de séparation, aujourd’hui symbole de réunion – pour aller dans la ville voisine (voir Pont de Carouge).

Et pour les « Genevois », l’attrait de Carouge a perduré : à l’instar de leurs ancêtres qui naguère venaient se divertir à Carouge en oubliant la rigueur calviniste, aujourd’hui, dès les beaux jours revenus, ils sont nombreux à venir chiner dans les multiples boutiques carougeoises avant de s’installer sur une des sympathiques terrasses des auberges encore empreintes du charme d’antan grâce aux « Carougeois » qui perpétuent avec bonheur la légendaire hospitalité de leurs ancêtres sardes !  

(Sources et ouvrages consultés : Archives ville de CarougeArchives Etat de Genève Dictionnaire historique de la Suisse – Carouge Ville Royale 1786 Paul Guichonnet, – Cap sur l’histoire de Carouge Raymond Zanone 1983)

Place du Rondeau, 1227 Carouge

En image

A découvrir également

Neydens
Temple de Carouge
Landecy
Agrippa d’Aubigné
Château de Lancy
Palais Eynard et Palais de l’Athénée


Liens

Bibliographie

  • Bozzoli Cecilia, Zanone Raymond, L’histoire de Carouge en bande dessinée, Mairie de Carouge, 1986
  • Galer, Beatriz, La Faïence fine à Carouge, Musée de Carouge, 1985, catalogue d’exposition
  • Guichonnet, Paul, Carouge ville royale, 1786, Dumaret & Golay, 1986
  • Bâtir une ville au siècle des lumières, Mairie de Carouge, 1986
  • Corboz, André, L’invention de Carouge, L’Age d’Homme, 2016
  • Nicolet Gognalons, Maryvonne, Et Genève devient suisse, Institut national genevois, 2014
  • Barbier, Claude et Schwarz, Pierre-François, Communes réunies, communes démembrées, La Salévienne, 2017

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